COUR D’APPEL DE LA NOUVELLE‑ÉCOSSE
Référence : R. c. Schneider, 2004 NSCAF 151
Date : Le 14 décembre 2004
Dossiers : CAC 213742
CAC 212755
Greffe : Halifax
Entre : Sa Majesté la Reine
Appelante
et
Annie Marthe Schneider
Intimée
et entre : Annie Marthe Schneider
Appelante
et
Sa Majesté la Reine
Intimée.
Version anglaise officielle publiée simultanément.
Juges : Les juges d’appel Roscoe, Oland et Fichaud.
Audience : Le 4 octobre 2004, à Halifax (Nouvelle‑Écosse).
Décision : Les appels concernant les dossiers CAC 213742 et CAC 212755 sont accueillis. Motifs de la juge d’appel Roscoe, auxquels souscrivent les juges d’appel Oland et Fichaud.
Comparutions : Lloyd Lombard, pour Sa Majesté la Reine;
Mlle Annie Schneider, en son propre nom.
Motifs
Introduction
[1] Le 14 juillet 2000, il y a eu échauffourée entre Annie Schneider et des officiers du shérif dans une salle d’audience de la Cour provinciale, à Halifax. Mlle Schneider a été accusée d’avoir troublé la paix et d’avoir perpétré des voies de fait sur la personne de Scott Conrad. Après plusieurs comparutions en Cour provinciale, son procès s’est ouvert le 17 mai 2001, en français, devant le juge Robert Prince. Elle a été déclarée coupable des deux infractions, puis condamnée à des amendes de 300 $ et aux dépens.
[2] Mlle Schneider a appelé de ses déclarations de culpabilité auprès de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse. L’appel a été entendu le 24 février 2003. Par des décisions datées du 27 octobre 2003, le juge Arthur LeBlanc, qui siégeait en tant que cour d’appel en matière de poursuites sommaires, a accueilli l’appel, annulé les déclarations de culpabilité et ordonné un nouveau procès. Le juge LeBlanc a conclu à une violation des droits linguistiques reconnus à Mlle Schneider par l’article 530 du Code criminel et par l’article 16 de la Charte, parce que la demande d’ajournement du procès qu’elle avait présentée le 14 mai 2001 n’avait pas été entendue par un juge capable d’entendre l’affaire en français. On trouvera la décision du juge LeBlanc et le texte anglais de ses motifs supplémentaires (2003 NSSCF 209 et 2003 NSSC 209) à [2003] N.S.J. No. 497 (Q.L.) et [2003] N.S.J. No. 517 (Q.L.).
[3] Mlle Schneider et le ministère public ont tous deux interjeté appel des décisions du juge LeBlanc auprès de notre Cour et ces appels ont été entendus ensemble. Les parties ont déposé leurs mémoires et se sont adressées à la Cour, l’une et l’autre, principalement en français. Il y a eu interprétation simultanée des débats tant en français qu’en anglais.
[4] L’appel que forme le ministère public avance que le juge LeBlanc a conclu erronément à une violation des droits linguistiques de Mlle Schneider, parce que la demande d’ajournement ne faisait pas partie du procès. Dans l’appel qu’elle interjette, Mlle Schneider soutient que le juge de la cour d’appel en matière de poursuites sommaires a commis une erreur en n’abordant pas toutes les questions qu’elle avait soulevées et en ordonnant un nouveau procès au lieu d’inscrire un verdict d’acquittement ou d’ordonner une suspension.
Historique des procédures
[5] Un historique des diverses procédures dans cette affaire s’impose pour la compréhension des questions en litige. Il est donné ci‑après. Du tout début de l’affaire, depuis l’inculpation jusqu’à l’audition du présent appel, Mlle Schneider a assuré sa propre défense. Les demandes d’ajournement des 14 et 17 mai sont les actes de procédure les plus pertinents en l’espèce.
14 juillet 2000 |
Échauffourée entre Mlle Schneider et les shérifs. |
27 juillet 2000 |
Dénonciation sous serment. |
28 août 2000 |
Première comparution se déroule devant le juge Kimball; Mlle Schneider est absente. La Elizabeth Fry Society demande un ajournement en son nom. Ajournement au 25 septembre 2000. |
25 septembre 2000 |
Mlle Schneider comparaît sans avocat devant le juge Digby. Elle est mise en accusation et plaide non coupable. Priée d’indiquer en quelle langue elle veut être entendue, elle répond qu’elle souhaite un procès en anglais. Ajournement au 16 janvier 2001, date du procès. |
22 décembre 2000 |
Mlle Schneider écrit à l’administrateur de la Cour provinciale au sujet de cette affaire et d’une autre affaire en instance. Elle lui demande les bandes d’audiences antérieures, dont les bandes de sa comparution du 14 juillet 2000. Elle affirme ce qui suit : « [J’ai] tenté à maintes reprises d’obtenir que le procès pour voies de fait devant débuter le 16 janvier 2001 ait lieu en français [...] Je veux toujours un procès en français. » |
16 janvier 2001 |
Mlle Schneider comparaît devant la juge Beach et lui demande un procès en français. Ajournement au 17 mai 2001 en vue d’un procès devant un juge parlant français. |
5 avril 2001 |
Mlle Schneider comparaît devant la juge Beach et lui demande un ajournement du procès prévu pour le 17 mai. Raison donnée : trop d’instances judiciaires en cours. Motion rejetée. |
8 mai 2001 |
Mlle Schneider écrit au greffier le Cour provinciale et le prie de demander au juge du procès d’ajourner. |
14 mai 2001 |
Mlle Schneider comparaît devant la juge Beach et lui demande un ajournement pour cause de maladie. Renvoi de la question au juge du procès. |
17 mai 2001 |
Mlle Schneider comparaît devant le juge du procès, le juge Prince, et sollicite un ajournement pour cause de maladie. Motion rejetée. Procès tenu. Au terme de l’audience, ajournement au 19 juillet 2001 pour complément de preuve. |
19 juillet 2001 |
Ajournement au 23 novembre 2001 du fait de l’impossibilité pour le juge d’entendre l’affaire. |
23 novembre 2001 |
Ajournement au 31 décembre à la demande de Mlle Schneider. |
31 décembre 2001 |
Absence de Mlle Schneider. Ajournement au 2 janvier 2002. |
2 janvier 2002 |
Ajournement au 1er mars 2002. |
1er mars 2002 |
Conclusion du procès. Mlle Schneider est déclarée coupable et la peine est prononcée. |
Demandes d’admission de nouvelle preuve
[6] Le ministère public a demandé, sur le fondement de l’alinéa 683(1)a) du Code, que soient produites, pour être versées au dossier d’appel, les transcriptions des trois audiences que la juge Beach a présidées, ainsi que des copies de la lettre susmentionnée de Mlle Schneider datée du 8 mai 2001 et de la note du médecin qui l’accompagnait. Mlle Schneider, de même, a présenté à la Cour des lettres qu’elle voulait voir versées au dossier d’appel : sa lettre du 22 décembre 2000 à l’administrateur de la Cour provinciale et une lettre du 15 décembre 2003 de Me Muise, avocat de la Couronne lors de l’appel devant le juge LeBlanc.
[7] Notre Cour s’est saisie des éléments de preuve qui lui étaient soumis et a mis la demande d’admission en délibéré en attendant que l’appel fût entendu. Elle suivait ainsi la procédure établie par les arrêts R. c. Stolar, [1988] 1 R.C.S. 480 et Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759. Notre Cour a en outre indiqué aux parties que, si elle décidait de verser au dossier d’appel les transcriptions des audiences que la juge Beach avait présidées, il faudrait lui procurer aussi les transcriptions des audiences du 28 août et du 25 septembre 2000 de sorte qu’elle ait à sa disposition tout le dossier des procédures devant la Cour provinciale. Ces transcriptions lui ont été remises par le ministère public.
[8] Les documents présentés pour « nouvelle » preuve en l’espèce ne sont pas le genre d’éléments de preuve que les tribunaux sont d’ordinaire priés d’admettre en application de l’article 683, et dont l’admissibilité est régie par les critères de l’arrêt Palmer. Comme le faisait remarquer le juge d’appel Pugsley, dans R. c. Cole (D.) (1996), 152 N.S.R. (2d) 321, décision où il adoptait le raisonnement tenu par le juge d’appel Doherty dans R. c. W.(W.) (1995), 100 C.C.C. (3d) 225, page 232 (C.A. Ont.), les critères de Palmer traduisent la conciliation de facteurs opposés, propres à l’intérêt de la justice, à laquelle procèdent les tribunaux lorsqu’une nouvelle preuve est soumise dans le but de contester une décision prise au procès. Il n’est pas nécessairement possible d’appliquer ces critères lorsque, comme c’est le cas ici, le procès même est en cause.
[9] Il convient d’admettre toute la nouvelle preuve soumise, à mon avis, afin de compléter le dossier. Notre Cour est entre autres appelée à déterminer, en l’espèce, si les demandes d’ajournement de Mlle Schneider ont été examinées de façon appropriée, si le juge du procès a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon judiciaire et si les droits linguistiques de Mlle Schneider lui ont été reconnus de façon appropriée en application de l’article 530 du Code criminel. Afin de pouvoir procéder à un examen approfondi de ces questions, il nous faut disposer de tout le dossier de la procédure préalable au procès. Les circonstances ne sont pas sans rappeler le cas d’une allégation de retard excessif avant procès. En pareille situation, il faut la transcription de chacune des comparutions, et non la seule transcription de la preuve présentée au procès. Il convient d’admettre également les lettres que Mlle Schneider a écrites, pertinentes pour ce qui est de déterminer si les demandes d’ajournement ont été traitées équitablement dans les circonstances. La lettre de Me Muise est pertinente, enfin, pour ce qui est de savoir s’il sert l’intérêt de la justice d’ordonner un nouveau procès.
Décision de l’instance inférieure
[10] Le juge de la cour d’appel en matière de poursuites sommaires, le juge LeBlanc, a accueilli l’appel de Mlle Schneider sur le fondement d’un seul des moyens qu’elle avait avancés, moyen qu’elle avait formulé en ces termes :
Le juge a commis une erreur de droit lorsqu’il a refusé de reporter la date du procès le 17 mai 2001. J’ai soumis à la cour un certificat médical indiquant que j’avais été malade avant le 17 mai 2001. Je n’avais pas d’avocat pour m’aider (je ne pouvais pas trouver un avocat compétent qui maîtrise le français à Halifax). Par conséquent, j’ai dû me représenter moi‑même. Étant malade, je n’ai pas pu préparer ma défense de façon adéquate et j’estime que c’est injuste. J’ai informé le juge Barbara Beach de la situation dès le 14 mai 2001, mais elle n’a pas donné suite à ma requête parce qu’elle ne comprend pas le français.
[11] Le juge LeBlanc a tracé un historique des procédures qui s’étaient succédées en Cour provinciale et a résumé les motifs donnés par le juge Prince pour rejeter la demande d’ajournement du procès présentée par Mlle Schneider :
[8] Le juge Prince lui aussi a refusé la demande d’ajournement. Il a souligné la présence des témoins de la Couronne, dont un avait fait le voyage de Calgary pour assister au procès. Ainsi, il estimait que le fait de ne pas aller de l’avant comme prévu entraînerait un gaspillage de ressources financières. Il a également pris en considération le fait que Mlle Schneider avait disposé de quatre mois pour préparer son procès. Il a également ajouté que, lorsque la Cour fixe la date d’un procès qui doit se dérouler en français, elle prend en considération les ressources disponibles. Mlle Schneider a rétorqué qu’elle s’était prise en avance pour faire reporter la date de son procès. Elle a ajouté qu’elle n’était pas prête pour le contre‑interrogatoire. Le juge Prince a conclu que, dans la mesure où la date du procès avait été fixée quatre mois auparavant, Mlle Schneider avait disposé d’amplement de temps pour se préparer ou pour demander un ajournement.
[9] Le juge Prince a reconnu que le juge Beach avait refusé la demande d’ajournement parce que, dans la mesure où il s’agissait d’un procès en français, toutes les questions afférentes au procès devaient être soumises à un juge francophone. Mlle Schneider a affirmé qu’on ne lui avait pas donné l’occasion de demander un ajournement auprès d’un juge francophone. C’est en effet la Couronne qui avait insisté pour qu’elle comparaisse devant le juge Beach. Mlle Schneider n’avait pas pu soumettre sa demande d’ajournement plus tôt.
[12] Le juge LeBlanc a abordé le point en litige en scindant l’analyse en deux parties. Il s’est demandé, d’abord, si le droit de Mlle Schneider d’obtenir un procès en français, conformément aux dispositions de l’article 530 du Code et de l’article 16 de la Charte, comprenait également le droit de s’adresser à la cour en français aux fins de motions préliminaires telles des demandes d’ajournement. Il s’est ensuite demandé si le juge Prince avait agi de façon judiciaire en décidant de rejeter la demande d’ajournement. Il a indiqué que l’essentiel, pour répondre à la première question, était de déterminer si, aux termes de l’article 530, le « procès » comprend également les motions préliminaires. Se reportant à R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768, pour les principes d’interprétation, le juge LeBlanc a écrit que les droits linguistiques de l’article 530 devaient être interprétés de façon libérale et en fonction de leur objet et que, par conséquent, l’article devait conférer le droit à l’audition de motions préliminaires dans la langue du choix de l’accusé. La première partie de l’analyse l’a mené à la conclusion suivante :
[33] On ne peut se contenter de dire à un accusé tout en reconnaissant son droit à un procès en français, que ses autres demandes doivent être présentées en anglais. La première demande d’ajournement faite en anglais par Mlle Schneider ne constituait pas pour autant une renonciation à son droit à un procès en français ou même à des motions préliminaires en français. Pour respecter à la fois la lettre et l’esprit de l’article 530 du Code criminel et de l’article 16 de la Charte, on doit donner à l’accusé l’occasion d’exercer ses droits dans des délais suffisants pour que l’on puisse y donner une réponse adéquate dans des délais opportuns.
[34] J’en viens à la conclusion que le fait pour l’accusée de n’avoir pu s’adresser à la Cour en français le 14 mai violait ses droits constitutionnels et ses droits prévus par la loi. Puisque le droit à un procès en français prévu à l’article 530 doit être pris dans son sens large et à la lumière de l’interprétation donnée par la Cour dans l’arrêt Beaulac des intérêts que cet article vise à protéger, il semble en découlée que le “procès” visé à cet article comprend nécessairement les motions préliminaires essentielles telles qu’une demande d’ajournement.
[13] Le juge LeBlanc s’est ensuite penché sur la question de savoir si le juge Prince avait exercé son pouvoir discrétionnaire de façon appropriée lorsqu’il avait rejeté la demande d’ajournement du procès présentée par Mlle Schneider. Le juge LeBlanc a résumé les échanges de Mlle Schneider et du juge du procès dans les passages qui suivent :
[38] Selon la transcription officielle, Mlle Schneider a fait les affirmations suivantes : elle était malade et enrhumée et elle subissait les effets du stress résultant de ses comparutions fréquentes dans le cadre de la procédure actuelle et d’une autre procédure sans rapport avec celle‑ci; elle mêlait les causes; elle prétendait également faire l’objet de harcèlement de la police. Elle a ajouté qu’elle avait passé cinq jours devant le tribunal au cours des quatre semaines précédentes et qu’elle n’avait pas eu suffisamment de temps pour préparer ce procès. Elle a également expliqué au juge Prince qu’elle avait comparue devant le juge Beach trois jours auparavant et que celle‑ci l’avait informée qu’elle devait s’adresser à un juge francophone pour demander un ajournement. Lorsqu’elle s’est présentée devant le juge Beach, elle a prétendu que ses droits aux termes de la Charte avaient été enfreints. Elle a prétendu que son droit de demander un ajournement lui avait été refusé puisque le juge Beach ne pouvait pas parler français.
[39] Lorsqu’il a soupesé les facteurs décrits par l’appelante, le juge d’instance n’a aucunement rejeté les raisons données par celle‑ci. Il n’a pas précisé si elle avait agi de bonne foi en prétendant qu’elle était malade ou qu’elle était mêlée et qu’elle avait passé de quatre à cinq jours devant le tribunal à se défendre face à d’autres accusations. Le juge n’a pas plus pris en considération le fait que Mlle Schneider, qui assurait sa propre défence n’avait pu demander un ajournement auprès du juge Beach, le 14 mai 2001, et que le jour de son procès constituait en fait la première occasion pour de soumettre sa motion auprès d’un juge francophone.
[40] Le juge Prince a souligné à plusieurs reprises que dans la mesure où la date du procès avait été fixée en janvier 2001, l’appelante avait disposé de plus de quatre mois pour demander un ajournement. Mlle Schneider a prétendu sa maladie s’est manifestée seulement dans les quatre semaines précédant le procès et qu’elle n’avait pas utilisé les trois mois précédents.
[41] Le juge Prince a ajouté qu’un témoin à charge avait fait le voyage de Calgary et que ce serait un gaspillage de ressources de ne pas aller de l’avant avec le procès tel que prévu. Eu égard à la demande d’ajournement, le juge Prince a informé Mlle Schneider qu’il exerçait son pouvoir discrétionnaire et que ce n’était pas en l’occurrence une question de respecter ses “droits”. En d’autres termes, la Cour devait prendre en considération les facteurs en faveur et à l’encontre de l’ajournement.
[14] Le juge LeBlanc n’a pas réellement précisé si, à son avis, le juge Prince avait exercé son pouvoir discrétionnaire de façon judiciaire. Il a conclu cette seconde partie de l’analyse et sa décision en ces termes :
[45] La question me paraît plutôt évidente : dès l’instant qu’un accusé choisi d’être jugé en français, doit‑il se retrouver dans une position inférieure à celle d’un accusé anglophone? On n’a pas accordé à Mlle Schneider la même possibilité de se faire entendre que celle qu’on aurait accordée à un anglophone. Le fait qu’une personne qui parle anglais aurait pu demander un ajournement sans qu’intervienne la question des frais de déplacement du témoin de Calgary aurait pu suffire à faire pencher la balance en faveur de l’ajournement. Bien entendu, je suppose en disant cela qu’il aurait été possible de faire revenir le témoin de Calgary sans engager de frais importants. Or, après avoir examiné la transcription officielle, rien n’indique que si l’on avait accordé un ajournement le 14 mai, la question des frais de déplacement du témoin de Calgary ne se serait pas posée. Je suis prêt à reconnaître que le juge Prince pouvait prendre en considération les dépenses engagées par le ministère public pour trancher de la question de l’ajournement.
DÉCISION
[46] Dès que Mlle Schneider a choisi d’être jugée en français, il incombait à la Cour provinciale de prendre des arrangements pour que celle‑ci puisse se présenter devant le juge d’instance en personne ou communiquer avec lui au moyen d’une conversation téléphonique enregistrée avant la date du procès. Affirmer que l’accusé a le droit à un procès en français sans lui donner la possibilité de soumettre les demandes préliminaires en français contrevient au droit fondamental de l’accusé.
[47] En conséquence, j’annule la déclaration de culpabilité à l’égard des deux chefs d’accusation et j’ordonne un nouveau procès.
[15] Le juge LeBlanc a produit des motifs supplémentaires dans lesquels il traite brièvement des droits à l’égalité et des droits linguistiques garantis par la Charte. Ses conclusions sont les suivantes :
[TRADUCTION]
[9] ... Je conclus que toute tentative de dérogation des droits prévus à l’article 16 de la Charte ou à l’article 530 du Code criminel constituerait vraisemblement matière à contestation en vertu de l’article 15 de la Charte.
[11] Il me semble donc que la proclamation de l’article 530 ayant trait aux infractions punissables par procédure sommaire représente, au même titre que l’extension des droits envisagée au paragraphe 16(3), une extension des droits aux procédures de la Cour provinciale.
Questions en litige
[16] Il est permis d’aborder comme suit les moyens d’appel du ministère public et de Mlle Schneider :
1. Y a‑t‑il eu violation des droits linguistiques constitutionnels de Mlle Schneider?
2. Y a‑t‑il eu violation de l’article 530 du Code criminel?
3. Le juge Prince a‑t‑il exercé de façon appropriée son pouvoir discrétionnaire de rejeter la demande d’ajournement du procès dans les circonstances?
4. Le juge LeBlanc a‑t‑il commis une erreur en n’abordant pas toutes les questions que Mlle Schneider avait soulevées lors de l’appel en matière de poursuites sommaires?
5. Faut‑il ordonner un nouveau procès?
1. Les articles 15 et 16 de la Charte
[17] Dispositions pertinentes de l’article 16 de la Charte :
Langues officielles du Canada
16. (1) Le français et l’anglais sont les langues officielles du Canada; ils ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada.
...
Progression vers l’égalité
(3) La présente charte ne limite pas le pouvoir du Parlement et des législatures de favoriser la progression vers l’égalité de statut ou d’usage du français et de l’anglais.
[18] Au paragraphe 34 précité de la décision dont notre Cour est saisie, le juge de la cour d’appel en matière de poursuites sommaires a conclu à une violation des droits linguistiques constitutionnels de Mlle Schneider. J’estime en toute déférence que sa conclusion est erronée. Notre Cour a statué clairement sur ce point dans un arrêt rendu quelques mois après la décision portée en appel. Dans R. c. MacKenzie, 2004 NSCA 10, [2004] N.S.J. No. 23 (Q.L.), le juge Fichaud, au nom de la Cour, a analysé en profondeur l’article 530 du Code et l’article 16 de la Charte, de même que leur effet dans le contexte de poursuites sommaires en Cour provinciale.
[19] Notre Cour a conclu dans MacKenzie qu’un manquement à l’article 530 du Code ne violait ni l’article 15 ni l’article 16 de la Charte. La langue ne constitue, ni une catégorie énumérée à l’article 15, ni un motif analogue de discrimination. L’article 16 ne s’applique qu’aux « institutions du Parlement et du gouvernement du Canada », institutions dont la Cour provinciale de la Nouvelle‑Écosse ne fait pas partie. Les garanties linguistiques du paragraphe 16(1) de la Charte ne s’appliquent pas aux procédures engagées en Cour provinciale et son paragraphe 16(3) ne constitutionnalise pas l’article 530 du Code. Rien ne sert de répéter l’analyse ici. Pour les motifs donnés dans MacKenzie, ce moyen de l’appel du ministère public est accueilli. Il n’y a pas eu violation des droits constitutionnels de Mlle Schneider.
2. Article 530 du Code criminel
[20] Le juge LeBlanc a conclu à une violation du droit de Mlle Schneider d’obtenir un procès en français conformément aux dispositions de l’article 530, parce qu’elle n’avait pas pu présenter une demande préliminaire d’ajournement en français. Il a essentiellement conclu que « procès », à l’article 530, s’entendait également des motions préliminaires.
[21] Le ministère public soutient, en appel, que le procès n’avait pas encore commencé lors des comparutions de Mlle Schneider devant la juge Beach et que, par conséquent, l’article 530 était inopérant. Un procès engagé par poursuite sommaire commence quand le juge chargé d’entendre la cause prie le ministère public de présenter sa preuve. Il avance aussi que Mlle Schneider avait manifesté, lors de ses comparutions antérieures et dans ses lettres au tribunal, qu’elle pouvait comprendre l’anglais et parler cette langue, de sorte qu’elle aurait pu s’adresser à la juge Beach en anglais pour présenter ses demandes d’ajournement. Il fait encore valoir que Mlle Schneider n’a pas subi de préjudice, puisqu’elle a été en mesure de réitérer sa demande d’ajournement en français devant le juge du procès quelques jours plus tard.
[22] Dispositions pertinentes des articles 530 et 530.1 :
530. (1) Sur demande d’un accusé dont la langue est l’une des langues officielles du Canada, faite au plus tard :
a) au moment où la date du procès est fixée :
(i) s’il est accusé d’une infraction mentionnée à l’article 553 ou punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire ...
un juge de paix, un juge de la cour provinciale ou un juge de la Cour de justice du Nunavut ordonne que l’accusé subisse son procès devant un juge de paix, un juge de la cour provinciale, un juge seul ou un juge et un jury, selon le cas, qui parlent la langue officielle du Canada qui est celle de l’accusé ou, si les circonstances le justifient, qui parlent les deux langues officielles du Canada.
...
(3) Le juge de paix ou le juge de la cour provinciale devant qui l’accusé comparaît pour la première fois avise l’accusé, s’il n’est pas représenté par procureur, de son droit de demander une ordonnance en vertu des paragraphes (1) ou (2) et des délais à l’intérieur desquels il doit faire une telle demande.
...
(5) Une ordonnance rendue en vertu du présent article, à l’effet qu’un accusé subisse son procès devant un juge de paix, un juge de la cour provinciale, un juge seul ou un juge et un jury qui parlent la langue officielle du Canada qui est celle de l’accusé ou la langue officielle du Canada qui permettra à l’accusé de témoigner le plus facilement peut, si les circonstances le justifient, être modifiée par le tribunal de façon à exiger que l’accusé subisse son procès devant un juge de paix, un juge de la cour provinciale, un juge seul ou un juge et un jury qui parlent les deux langues officielles du Canada.
530.1 Lorsqu’il est ordonné, sous le régime de l’article 530, qu’un accusé subisse son procès devant un juge de paix, un juge de la cour provinciale, un juge seul ou un juge et un jury qui parlent la langue officielle qui est celle de l’accusé ou la langue officielle qui permettra à l’accusé de témoigner le plus facilement :
a) l’accusé et son avocat ont le droit d’employer l’une ou l’autre langue officielle au cours de l’enquête préliminaire et du procès;
b) ils peuvent utiliser l’une ou l’autre langue officielle dans les actes de procédure ou autres documents de l’enquête préliminaire et du procès;
c) les témoins ont le droit de témoigner dans l’une ou l’autre langue officielle à l’enquête préliminaire et au procès;
d) l’accusé a droit à ce que le juge présidant l’enquête parle la même langue officielle que lui;
e) l’accusé a droit à ce que le poursuivant – quand il ne s’agit pas d’un poursuivant privé – parle la même langue officielle que lui;
f) le tribunal est tenu d’offrir des services d’interprétation à l’accusé, à son avocat et aux témoins tant à l’enquête préliminaire qu’au procès;
g) le dossier de l’enquête préliminaire et celui du procès doivent comporter ...
h) le tribunal assure la disponibilité, dans la langue officielle qui est celle de l’accusé, du jugement – exposé des motifs compris – rendu par écrit dans l’une ou l’autre langue officielle.
[23] Comme le constatait le juge Fichaud au paragraphe 15 de MacKenzie, ces articles prévoient que chacun a droit à un procès en anglais ou en français, ou encore, si les circonstances le justifient, à un procès bilingue. (Les dispositions de ces articles portant sur les accusés qui ne parlent ni l’une ni l’autre des langues officielles ne sont pas pertinentes ici.) L’accusé a le droit de décider laquelle des deux langues officielles est la sienne pour les besoins du procès. L’unique préalable linguistique est qu’il soit en mesure de donner des directives à son avocat dans la langue choisie. L’accusé qui n’est pas représenté doit être avisé de son droit à un procès en français ou en anglais.
[24] Comme l’a indiqué le juge LeBlanc, la Cour suprême du Canada a formulé des principes applicables à l’interprétation de ces articles dans Beaulac. Pour ce qui est de la prétention du ministère public selon laquelle Mlle Schneider aurait pu s’adresser en anglais à la juge Beach, les observations du juge Bastarache, au paragraphe 45 de l’arrêt, semblent exclure que cette idée soit pertinente :
45 On a beaucoup discuté, en l’espèce, de l’aptitude de l’accusé à s’exprimer en anglais. Cette aptitude n’est pas pertinente parce que le choix de la langue n’a pas pour but d’étayer la garantie juridique d’un procès équitable, mais de permettre à l’accusé d’obtenir un accès égal à un service public qui répond à son identité linguistique et culturelle. En fait, il serait surprenant que l’intention du Parlement ait été de restreindre le droit des Canadiens bilingues quand, dans la réalité, les minorités de langue officielle, qui ont le taux le plus élevé de bilinguisme (84 p. 100 des francophones vivant à l’extérieur du Québec comparativement à 7 p. 100 des anglophones, selon le recensement de 1996 de Statistique Canada), sont les personnes auxquelles l’article devait avant tout venir en aide.
[25] Quoique le juge de la cour d’appel en matière de poursuites sommaires et le ministère public aient choisi d’aborder la question en fonction du moment auquel le procès débute et de l’applicabilité de l’article 530 aux motions préliminaires, il est plus utile de déterminer s’il convient qu’une motion en ajournement soit entendue par le juge du procès. L’article 530 n’exige pas que, une fois exprimée une préférence linguistique, toutes les comparutions futures, à quelque fin que ce soit, aient lieu dans cette langue. L’article prévoit que l’accusé a droit à un juge du procès qui comprendra la langue officielle de son choix. Le droit accordé est le droit de « subi[r] son procès devant » un juge parlant la langue choisie. La question, en l’espèce, devient donc celle‑ci : une demande d’ajournement est‑elle une demande qui doit être entendue par le juge du procès?
[26] La réponse, donnée aux paragraphes 803(1), 669.1(1) et 669.1(2) du Code criminel, est non. Texte de ces paragraphes :
803. (1) La cour des poursuites sommaires peut, à sa discrétion, ajourner un procès, même en cours, et le faire tenir aux lieu et date déterminés en présence des parties et leurs avocats ou représentants respectifs.
669.1 (1) Lorsqu’un juge de la cour provinciale, un juge ou un tribunal qui a reçu le plaidoyer du prévenu ou du défendeur à l’égard d’une infraction n’a pas commencé l’audition de la preuve, tout juge de la cour provinciale, juge ou tribunal ayant juridiction pour juger le prévenu ou le défendeur sont compétents aux fins de l’audition et de la décision.
(2) Un tribunal, un juge, un juge de la cour provinciale ayant juridiction pour juger le prévenu ou le défendeur, un greffier ou autre fonctionnaire du tribunal qui sont compétents ou un juge de paix dans le cas d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire peuvent ajourner les procédures, à tout moment, avant que le plaidoyer du prévenu ou du défendeur ne soit reçu ou après qu’il l’a été.
[27] Il se dégage de ces dispositions que tout juge de la Cour provinciale a juridiction pour juger l’affaire et qu’un juge, un greffier ou un autre fonctionnaire compétent du tribunal peuvent ajourner les procédures. Il n’est pas nécessaire que la demande d’ajournement soit entendue par le juge qui entendra la preuve ou qui en a commencé l’audition.
[28] À mon sens, puisqu’une demande d’ajournement peut être entendue par tout juge, ou même par le greffier, les droits que l’article 530 confère à Mlle Schneider n’ont pas été violés en raison de l’impossibilité pour la personne qui a entendu ses demandes de communiquer avec elle dans la langue de son choix. Il n’y a pas eu violation du droit de Mlle Schneider de « subi[r] son procès devant » un juge parlant français. Ceci dit en toute déférence, le juge de la cour d’appel en matière de poursuites sommaires a conclu erronément à une violation des droits que l’article 530 reconnaît à Mlle Schneider. Le second moyen d’appel du ministère public doit être accueilli.
[29] En revanche, une interprétation de l’article 530 en fonction de son objet, interprétation qu’impose Beaulac, exige sans doute que l’omission administrative de confier l’audition de motions préliminaires au juge du procès, ou à un autre juge qui aurait parlé la langue de l’accusée, ne lui porte pas préjudice. J’y reviendrai au paragraphe 36.
3. Le juge du procès a‑t-il exercé de façon appropriée son pouvoir discrétionnaire?
[30] Entre autres arguments, Mlle Schneider avance ici que, lorsqu’elle a demandé l’ajournement du procès le 17 mai 2001, le juge Prince n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire de façon appropriée. Les principes qui régissent le pouvoir discrétionnaire du juge du procès d’accorder ou de refuser un ajournement, ainsi que la portée d’une révision ou d’un contrôle en appel de l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, sont énoncés par le juge d’appel Hallett dans R. c. Beals (E.W.) (1993), 126 N.S.R. (2d) 130, aux paragraphes 12 et suivants. Encore que l’accusé, dans Beals, ne se fût pas prévalu diligemment de son droit à l’assistance d’un avocat et que la Cour ait jugé qu’il avait agi ainsi dans le but de retarder le procès, le juge Hallett a examiné les principes généraux applicables à toutes les demandes d’ajournement. Son analyse débute avec Barrette c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 121, arrêt où le juge Pigeon a affirmé ce qui suit :
Il est vrai que la décision sur une demande d’ajournement relève de la discrétion du juge. Mais c’est une discrétion qu’il a le devoir d’exercer judicieusement de sorte que sa décision peut être révisée en appel si elle repose sur des motifs erronés en droit. Ce pouvoir de révision est particulièrement rigoureux lorsque l’exercice de la discrétion a eu pour conséquence la privation d’un droit, que ce soit en matière civile ou en matière criminelle.
[31] La partie qui appelle du refus d’accorder un ajournement a le fardeau de prouver que le juge du procès n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire de façon judiciaire (Manhas c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 591, Beals, paragr. 16).
[32] Au paragraphe 17 de Beals, le juge Hallett explique ce que signifie l’exercice judiciaire d’un pouvoir discrétionnaire en adoptant un énoncé de lord Halsbury extrait de Sharp c. Wakefield, [1891] A.C. 173 :
[TRADUCTION] Les magistrats détiennent un pouvoir étendu qu’en leur qualité de magistrat, ils doivent exercer de façon judiciaire; et quand on dit que les autorités ont un pouvoir discrétionnaire, cette expression signifie qu’elles doivent agir conformément aux règles de la raison et de la justice et non suivant un point de vue personnel (Rooke’s Case (1)), suivant le droit et non suivant leur fantaisie. Ce pouvoir n’est pas exercé de façon arbitraire, vague ou fantaisiste, mais régulièrement et selon les règles de droit. Et il faut rester dans les limites auxquelles un homme honnête et apte à remplir ses fonctions devrait se tenir.
[33] Outre que le juge Prince devait en l’espèce exercer de façon judiciaire le pouvoir discrétionnaire usuel d’accorder ou de refuser un ajournement, il était tenu d’exercer ce pouvoir discrétionnaire d’une façon qui se conformerait à l’esprit et au sens des droits linguistiques de Mlle Schneider.
[34] Devant le juge Prince, le 17 mai 2001, Mlle Schneider a demandé l’ajournement du procès. Elle a fait valoir qu’elle était malade, qu’elle souffrait de stress en raison du trop grand nombre de comparutions amenées par cette cause et par une autre affaire, que les deux affaires s’entremêlaient, qu’elle n’avait pas eu le temps, en raison de sa maladie, de bien se préparer, qu’elle n’avait pas attendu le dernier moment pour présenter sa demande, qu’elle avait tenté de la présenter à deux reprises auparavant mais qu’elle n’avait pu s’expliquer en français plus tôt. Lorsque le juge Prince lui a fait remarquer qu’un témoin était venu de Calgary, Mlle Schneider a répété qu’elle avait tenté de présenter la demande d’ajournement le plus tôt possible et de la soumettre au juge du procès antérieurement. Elle a indiqué encore une fois qu’elle n’était pas prête à plaider.
[35] Le juge Prince a rejeté la demande d’ajournement parce qu’il estimait que Mlle Schneider aurait dû la présenter plus tôt, parce qu’un témoin de Calgary était présent à l’audience et parce que Mlle Schneider avait eu plusieurs mois pour se préparer au procès. Ses motifs ne comportent ni observations ni conclusion quant aux deux moyens principaux de la demande de Mlle Schneider : elle souffrait de stress et son mal physique antérieur l’avait empêchée de se préparer au procès, de sorte qu’elle n’était pas prête à plaider sa cause. Le juge Prince n’a pas abordé les questions de la maladie et du stress. Il semble n’avoir accordé aucun poids au fait que Mlle Schneider avait tenté par trois fois, avant le 17 mai, de faire ajourner le procès, et au fait que la possibilité ne lui avait pas été donnée de présenter ses arguments à un juge francophone plus tôt. Dans sa lettre du 8 mai, que le ministère public a montrée au juge Prince, Mlle Schneider sollicite expressément que sa demande d’ajournement soit adressée au juge du procès. Même si le gaspillage de ressources administratives entraîné par la nécessité de faire venir le témoin de Calgary a été pris en considération, la décision n’a tenu aucun compte de l’inégalité des services judiciaires offerts à un francophone assurant sa propre défense.
[36] J’estime, en toute déférence, que le refus de la demande ne constituait pas un exercice judiciaire du pouvoir discrétionnaire. Le refus ne reposait pas sur des motifs étayés en droit (Barrette) ou ne se conformait pas aux règles de la raison et de la justice (Sharp c. Wakefield). La décision ne statuait pas sur les moyens avancés à l’appui de la demande. Quoique les frais et les inconvénients entraînés par la comparution du témoin de Calgary semblent avoir été la préoccupation principale, il n’a pas été reconnu que, si les tribunaux avaient donné suite, par une décision sur le fond, aux tentatives précédentes de Mlle Schneider de faire ajourner le procès, ces dépenses auraient pu être évitées. Comme je l’écrivais au paragraphe 29, l’impossibilité de s’adresser à la cour dans la langue de son choix lors d’une motion préliminaire ne doit pas porter préjudice à l’accusé. Si Mlle Schneider avait pu s’adresser à la juge Beach en français lors de sa demande d’ajournement le 14 mai, la cour aurait prononcé sur l’ajournement avant que le témoin à charge n’eût fait le voyage de Calgary. Vu l’ensemble des circonstances, compte tenu des difficultés créées pour l’accusée du fait qu’elle n’avait pu être entendue dans la langue de son choix lors de ses demandes d’ajournement antérieures, la demande faite au juge du procès aurait dû être examinée à la lumière de ses droits linguistiques, que Beaulac caractérise comme suit :
20 ... Les droits linguistiques ne sont pas des droits négatifs, ni des droits passifs; ils ne peuvent être exercés que si les moyens en sont fournis. ...
22 ... L’égalité n’a pas un sens plus restreint en matière linguistique. En ce qui concerne les droits existants, l’égalité doit recevoir son sens véritable. Notre Cour a reconnu que l’égalité réelle est la norme applicable en droit canadien. Quand on instaure le bilinguisme institutionnel dans les tribunaux, il s’agit de l’accès égal à des services de qualité égale pour les membres des collectivités des deux langues officielles au Canada. ...
25 Les droits linguistiques doivent dans tous les cas être interprétés en fonction de leur objet, de façon compatible avec le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle au Canada ... La crainte qu’une interprétation libérale des droits linguistiques fera que les provinces seront moins disposées à prendre part à l’expansion géographique de ces droits est incompatible avec la nécessité d’interpréter les droits linguistiques comme un outil essentiel au maintien et à la protection des collectivités de langue officielle là où ils s’appliquent. Il est également utile de réaffirmer ici que les droits linguistiques sont un type particulier de droits, qui se distinguent des principes de justice fondamentale. Ils ont un objectif différent et une origine différente. ...
[37] Pour conclure sur ce point, malgré que je ne souscrive pas aux motifs pour lesquels le juge de la cour d’appel en matière de poursuites sommaires a accueilli l’appel de Mlle Schneider et ordonné un nouveau procès, je conviens qu’il y a lieu d’accueillir l’appel qu’elle interjette de sa déclaration de culpabilité, mais parce que le juge du procès a commis une erreur en n’examinant pas de façon judiciaire sa demande d’ajournement.
4. Le juge de la cour d’appel en matière de poursuites sommaires a‑t‑il commis une erreur en n’abordant pas les autres moyens d’appel de Mlle Schneider?
[38] Mlle Schneider soutient que le juge LeBlanc a commis une erreur en n’abordant pas tous ses moyens d’appel. Je suis d’avis de rejeter ce moyen. S’abstenir d’analyser les autres moyens d’appel lorsqu’un seul suffit pour trancher l’affaire est pratique courante (R. c. Reid, 2003 NSCA 104, R. c. W.J.T., 2003 NSCA 107 et R. c. S.H.P., 2003 NSCA 53). C’est d’autant plus la pratique lorsque les autres moyens allèguent des erreurs de fait et qu’un nouveau procès est ordonné. Bon nombre des autres moyens de Mlle Schneider, telles ses allégations d’erreur dans l’appréciation de la crédibilité, allaient être examinés au nouveau procès. Il était donc préférable que le juge d’appel s’étendît le moins possible sur la crédibilité des témoins. Aucun des autres points, même à supposer des décisions favorables à Mlle Schneider, n’aurait conduit à une ordonnance d’acquittement. Je suis d’avis de rejeter ce moyen d’appel.
5. Faut‑il ordonner un nouveau procès?
[39] Mlle Schneider avance que le juge LeBlanc a commis une erreur en ordonnant un nouveau procès. Elle soutient qu’il aurait dû ordonner l’inscription d’un acquittement, et que la contraindre à subir un nouveau procès pour un incident survenu il y a plus de quatre ans est un abus de procédure. L’appel entendu par le juge LeBlanc était interjeté sur le fondement de l’article 813 du Code criminel. Les pouvoirs d’un juge de cour d’appel en matière de poursuites sommaires saisi d’un appel fondé sur cet article lui sont conférés par l’article 822, qui lui attribue par incorporation les pouvoirs d’une cour d’appel saisie d’un appel relatif à un acte criminel énoncés aux paragraphes 686(1) et (2). Texte du paragraphe 686(2) :
686 ...
(2) Lorsqu’une cour d’appel admet un appel en vertu de l’alinéa (1)a), elle annule la condamnation et, selon le cas :
a) ordonne l’inscription d’un jugement ou verdict d’acquittement;
b) ordonne un nouveau procès.
[40] Dans R. c. D.C.S., 2000 NSCA 61, notre Cour s’est penchée sur les principes applicables au moment de choisir entre un acquittement et un nouveau procès :
[TRADUCTION]
[45] L’appelant avance que la preuve dans sa totalité ne peut appuyer raisonnablement une déclaration de culpabilité et que notre Cour doit, par conséquent, exercer son pouvoir discrétionnaire par l’inscription d’un d’acquittement. [...]
[46] Dans leur ouvrage, The Conduct of an Appeal (Butterworths, 1993), le regretté juge John Sopinka et Me Mark A. Gelowitz écrivent, à la page 116, que le pouvoir discrétionnaire conféré à une cour d’appel par le paragraphe 686(2) doit s’exercer comme suit :
[TRADUCTION]
[...] En des circonstances où, vu la preuve admissible, un juge des faits bien instruit du droit aurait pu raisonnablement déclarer l’accusé coupable, il est approprié d’ordonner un nouveau procès. Si toutefois la cour d’appel conclut que la preuve n’aurait pas permis à un juge des faits bien instruit du droit de déclarer l’accusé coupable, il y a lieu d’ordonner l’inscription d’un verdict d’acquittement.
[47] Quoique Sopinka et Gelowitz citent à l’appui de ce critère Regina c. Salajko, [1970] 1 C.C.C. 352 (C.A. Ont.), décision qui, en réalité, a été infirmée par la suite en raison de ses énoncés sur l’aide et l’encouragement (R. c. Kirkness, [1990] 3 R.C.S. 74), le critère semble toujours valide.
[48] Le juge Chipman, de notre Cour, au nom de la majorité, a adopté un critère semblable au paragraphe 30 de R c. M.H.M. (1994), 132 N.S.R. (2d) 196 :
[TRADUCTION]
[30] En vertu de l’article 686 du Code, lorsque notre Cour admet un appel pour le motif de décision erronée sur une question de droit, elle peut, soit ordonner l’inscription d’un jugement d’acquittement, soit ordonner un nouveau procès. Aux pages 149 et 150 de Regina c. More and Melville (1959), 124 C.C.C. 140 (C.A.C.-B.), le juge d’appel Bird s’est penché sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire que confère cet article :
[TRADUCTION]
Il me semble en outre ressortir de ces jugements que, en général, en cas d’annulation d’une déclaration de culpabilité du fait d’une erreur quelconque dans la conduite du procès, la cour ordonne un nouveau procès s’il apparaît que la preuve légitime aurait permis au jury, dans un procès régulier, de déclarer l’accusé coupable. Mais, lorsque la cour conclut à l’absence de preuve raisonnable d’un élément essentiel du crime reproché, elle incline à ordonner l’inscription d’un jugement d’acquittement, car il répugne à notre conception de la justice que le détenu ait à subir un nouveau procès, après l’échec du ministère public à prouver sa culpabilité, pour donner au ministère une autre occasion de le faire déclarer coupable.
[49] La Cour d’appel de Terre‑Neuve également, dans R. c. C.D.G., [1995] N.J. No. 93, 128 Nfld. & P.E.I.R. 312 (demande d’autorisation de pourvoi auprès de la Cour suprême du Canada refusée, [1995] S.C.C.A. No. 255), a examiné les options qui s’offrent au tribunal d’appel, en application du paragraphe 686(2), après une conclusion de verdict déraisonnable. Paragraphe 82 de la décision :
[TRADUCTION]
[82] De ce point de vue, il apparaît que le juge du procès a fait abstraction d’éléments de preuve importants, en l’espèce, en raison d’erreurs de droit. Ces erreurs n’apportent toutefois pas de fondement à un acquittement, puisque, sans elles, il demeure possible qu’un juge des faits bien instruit du droit conclue éventuellement, mais non pas nécessairement, à la culpabilité. En pareil cas, une cour d’appel a l’obligation, lorsqu’elle écarte un verdict en vertu du sous‑alinéa 686(1)a)(ii), d’ordonner un nouveau procès.
[50] En l’espèce, même si je conclus à un verdict déraisonnable d’après les critères de Biniaris, précité, vu l’effet cumulatif de l’erreur dans l’interprétation de la preuve, constatée au premier moyen d’appel, et de l’utilisation du mauvais fardeau de preuve, je ne crois pas que notre Cour doive, comme l’affirme l’appelant, inscrire un acquittement. Il demeure possible ici que, compte tenu de la preuve, un juge des faits bien instruit du droit conclue éventuellement à la culpabilité. Il n’est donc pas indiqué d’inscrire des acquittements ou de s’étendre sur les faiblesses de la preuve du premier procès.
[41] Puisque, vu la preuve présentée au procès, un juge des faits bien instruit du droit aurait pu raisonnablement déclarer Mlle Schneider coupable, il était approprié de la part du juge LeBlanc d’ordonner un nouveau procès.
[42] Mlle Schneider semble avancer en outre que le juge LeBlanc aurait dû suspendre l’instance, et soutient que notre Cour devrait prononcer la suspension de l’instance parce qu’il y a eu abus de procédure. Aux paragraphes 69 et suivants de MacKenzie, le juge Fichaud a passé en revue la jurisprudence pertinente en matière de suspensions judiciaires, et il est arrivé à la conclusion qu’il faut, s’il n’est pas établi qu’il y a eu violation de la Charte, une [TRADUCTION] « preuve accablante que les procédures examinées sont injustes au point qu’elles sont contraires à l’intérêt de la justice » (MacKenzie, paragr. 79). En l’espèce, rien dans la preuve n’est indicatif de violation de la Charte, ou d’injustice au point où il y aurait lieu d’envisager d’imposer une suspension. Je suis d’avis, par conséquent, de rejeter ce moyen de l’appel qu’interjette Mlle Schneider.
Conclusion
[43] En résumé, je suis d’avis :
1. d’accueillir l’appel du ministère public, étant donné que j’ai conclu qu’il n’y avait pas eu violation des droits linguistiques conférés à Mlle Schneider par l’article 16 de la Charte ou par l’article 530 du Code criminel;
2. d’accueillir l’appel de Mlle Schneider, pour le motif que le juge Prince n’a pas exercé de façon judiciaire son pouvoir discrétionnaire de rejeter la demande d’ajournement;
3. de rejeter les autres moyens d’appel du ministère public;
4. de rejeter les autres moyens d’appel de Mlle Schneider;
5. de confirmer l’ordonnance du juge LeBlanc prescrivant la tenue d’un nouveau procès.
[44] Dans certains cas exceptionnels, il est arrivé que, après avoir écarté une déclaration de culpabilité, des tribunaux d’appel ont inscrit un acquittement au lieu d’ordonner un nouveau procès, parce que l’accusé avait déjà subi plus d’un procès et qu’il avait purgé sa peine, et qu’entreprendre un troisième procès n’aurait pas servi l’intérêt de la justice (Dunlop et Sylvester c. La Reine, [1979] 2 R.C.S. 881 ou Regina c. Sophonow (No. 2) (1986), 25 C.C.C. (3d) 415 (C.A. Man.)). Quoique je comprenne que le temps pris par la présente instance exaspère Mlle Schneider et qu’elle ait pu croire, vu la lettre reçue de Me Muise, qu’elle n’aurait pas à subir un autre procès, je ne suis pas prête à inscrire un acquittement. Dans les circonstances, cependant, il sera loisible au ministère public de juger qu’un autre procès pourrait ne pas servir l’intérêt de la justice.
La juge d’appel Roscoe
Souscrivent aux motifs :
la juge d’appel Oland
le juge d’appel Fichaud.